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Lloas
13 mars 2013

Le vagabond (Extrait)

 Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d’or ornait le ventre.

« Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien ; et je n’ai plus un sou dans ma poche. »

Le demi-monsieur répliqua : « Vous auriez dû lire l’avis affiché à l’entrée du pays. – La mendicité est interdite sur le territoire de la commune. – Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien vite, je vais vous faire ramasser. » 

Randel, que la colère gagnait, murmura : « Faites-moi ramasser si vous voulez, j’aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins.»

Et il retourna s’asseoir sur son fossé. 

Au bout d’un quart d’heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de très loin. 

Le charpentier comprit bien qu’ils venaient pour lui ; mais il ne remua pas, saisi soudain d’une envie sourde de les braver, d’être pris par eux, et de se venger, plus tard.

Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent et se mirent à le dévisager d’un œil menaçant et furieux. 

Et le brigadier s’avança en demandant :
 « Qu’est-ce que vous faites ici ? » 
L’homme répliqua tranquillement :
« Je me repose.
- D’où venez-vous ?
– S’il fallait vous dire tous les pays où j’ai passé, j’en aurais pour plus d’une heure.
– Où allez-vous ?
– À Ville-Avaray.
– Où c’est-il ça?
– Dans la Manche. ?
– C’est votre pays ?
– C’est mon pays.
– Pourquoi en êtes-vous parti
– Pour chercher du travail. »

Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d’un homme que la même supercherie finit par exaspérer :

 « Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi. »
Puis il reprit :
« Vous avez des papiers ?
– Oui, j’en ai.
– Donnez-les. »

Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres papiers usés et sales qui s’en allaient en morceaux, et les tendit au soldat. L’autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu’ils étaient en règle, il les rendit avec l’air mécontent d’un homme qu’un plus malin vient de jouer. Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau :

« Vous avez de l’argent sur vous ?
– Non.
– Rien ?
– Rien.
– Pas un sou seulement ?
– Pas un sou seulement.
– De quoi vivez-vous, alors ?
– De ce qu’on me donne.
– Vous mendiez, alors ? »

Randel répondit résolument : 
« Oui, quand je peux. »

Mais le gendarme déclara : « Je vous prends en flagrant délit de vagabondage et de mendicité, sans ressources et sans profession, sur la route, et je vous enjoins de me suivre. » 

Le charpentier se leva.
« Ousque vous voudrez », dit-il.
Et se plaçant entre les deux militaires avant même d’en recevoir l’ordre, il ajouta :
 « Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut. »

Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à travers des arbres dépouillés de feuilles à un quart de lieue de distance. C’était l’heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir passer le malfaiteur qu’une troupe d’enfants excités suivait. Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l’écraser sous leurs pieds. On se demandait s’il avait volé et s’il avait tué.

Guy de Maupassant

source: Association des Amis de Maupassant

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